Aussi
longtemps que je me souvienne j’ai toujours voulu être un savant,
un génie, l’un de ces iconoclastes qui contribue au bien de
l’humanité, fût-il incompris, rejeté ou condamné... Les
progressistes sont freinés dans leur progression par la masse, sans
parler de la blessure narcissique dont ils souffrent, du fait que le
savoir est toujours un peu inaccessible. Toujours fuyant. Les
générations de découvreurs se succèdent et le mystère reste
entier... Dans l’histoire du progrès humain il n’y a
qu’ingratitude. Celles et ceux qui en font partie m’ont inspiré,
à l’exception d’un fait qu’ils partagent : ils sont tous
morts avant d’avoir vu le fruit de leurs contributions. J’ai
donc voué ma vie à rechercher l’élixir de jouvence, car je
voulais retarder suffisamment ma mort pour voir le monde que
j’avais imaginé.
C’est
ce que j’ai fait. J’ai construit un bunker à dix mètres sous
terre, quelque part dans un bled paumé à l’autre bout de la
Terre. J’y ai installé mon laboratoire, une salle au milieu
de laquelle se trouve mon lit d’éternité. Une seringue inoxydable
m’alimente en nutriments, tandis qu’une autre fait circuler
l’élixir dans mes veines. Mon lit mécanique vibre chaque jour
d’une façon imperceptible pour animer mes membres engourdis, sans
toutefois me réveiller. J’ai programmé un sommeil de cent ans...
Un siècle plus tard, je me suis réveillé à peine aminci. Ma barbe tombait au sol en des cercles concentriques.
« Bienvenue
professeur Damain », dit alors mon robot d’infirmerie.
Je ne pus répondre tout de suite, car ma mâchoire était paralysée par les affres du temps. Mais qu’importe, je n’avais pas quitté Morphée pour parler au monde. Je n’étais là qu’en simple spectateur. La lumière tamisée s’intensifia avec une lenteur extrême, jusqu’à ce que mes yeux retrouvent la vue. J’avais hâte de remonter à la surface, pour voir le nouvel ordre.
Cent ans plus tôt, j’avais prévu l’avènement d’une humanité pacifique, dotée d’une pleine conscience du monde, associée à une volonté de vivre autrement, en parfaite harmonie avec tout ce qui vit... Inutile de dire que mes collègues, ces conformistes de premier ordre qui se faisaient passer pour des savants, se riaient de moi. Tous ces sceptiques et ces nihilistes d’académies ne parlaient que de « désastre écologique imminent », « d’épuisement irréversible des réserves d’eau » ou encore de « guerres atomiques »... Je les ai laissés se rire de moi. J’ai laissé les académiciens camper sur leurs positions : ces gens-là ne sont bons qu’à se plaindre, incapables qu’ils sont d’apporter une quelconque contribution significative à la société des hommes, à lutter pour un idéal et servir une cause noble. Mais je digresse. Revenons au fait qui nous intéresse...
Je
montais donc l’échelle qui devait me mener à la surface du
Nouveau Monde. Quelle ne fut pas ma surprise en constatant qu’il
était impossible d’ouvrir la porte, du moins à mains nues. J’ai
tout de suite pensé qu’on avait construit un bâtiment par-dessus.

Je mis
un peu de noir sous mes yeux et m’aspergeai d’eau, avant de
sortir au grand jour. Ce fut comme entrer dans un four. La lumière
m’aveuglait. Je me réfugiai à nouveau dans le tunnel et,
alors que ma vue se fit plus nette, je vis que l’eau que j’avais
versée sur mon corps s’était déjà évaporée. Je refis surface,
progressivement cette fois. L’air était intenable et je ne vis
rien à l’horizon que des dunes ardentes. Dans la chaleur écrasante
je crus néanmoins distinguer une masse blanche, posée juste
au-dessus de mon bunker. Selon l’angle de vue, la lumière qui s’y
reflétait devenait aveuglante.
Je
revins me mettre à l’abri du soleil. Il me fallait des jumelles
pour mieux observer cette masse. Je revins avec l’objet,
m’aspergeai d’eau et ressortis. C’était un édifice
rectangulaire, de toute évidence l’œuvre des hommes.
De
retour au bunker, la curiosité m’obligea à forcer l’entrée,
pour voir cette nouvelle humanité à l’œuvre. À l’aide d’une
perceuse je fis un trou dans le béton. Un filet d’air frais me
parcourut le front, contournant les gouttes de sueur qui s’y
étaient formées. Je perçai un peu plus et tendis l’oreille. Les
bruits provoquèrent en moi une vague réminiscence, celle de la
grand-rue de ma ville, les soirs de grande affluence. J’entendais
en effet les pas des badauds et un bourdonnement abrutissant. D’un
œil je vis des lumières rouges et bleues fendre une salle obscure
et haute de plafond. L’écho indiquait que la pièce était
grande... à vrai dire, il s’agissait bien d’une rue... d’une
rue commerçante. Je descendis à mon bureau et construisis un
périscope archaïque avec le matériel que je trouvai et le miroir
du vanity de mon ex... Aucun commentaire à ce sujet.
Je pus
alors avoir une vue panoramique de cette rue. Tout était sombre, la
seule lumière provenant de quelques vieux lampadaires, sûrement
alimentés par l’énergie solaire. Sur les étalages je ne vis que
des plantes, qui semblaient être cultivées grâce à une lumière
artificielle bleue et l’eau des nappes phréatiques. Petits et
bossus, les gens étaient vêtus simplement et semblaient assez
sales. Certains étaient torse nu. Je ne pus rien voir de plus. À
vrai dire, j’en avais assez vu...
Cent
ans après m’être endormi, je constatais avec amertume que le mode
de vie de l’homme avait plus à voir avec celui des taupes qu’avec
celui des hommes d’autrefois. Le réchauffement climatique avait eu
raison de nos propres ardeurs, celles qui nous poussaient jadis
sur la pente du progrès. Je m’en suis donc retourné terminer mes
jours dans mon bunker, un appartement isolé et frais. Un luxe pour
l’époque…